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Testament de Arkeldan Ultokar

Ce document est une pièce importante dans la bibliothèque D’Amryl d’Ezbratla

Je suis Arkeldan Ultokar, premier empereur du Rexcan après Mrul, et descendant mahamet déchu. Et l’on me dira fou. Mais la folie n’est que la longue-vue des âmes : elle aperçoit, bien avant les autres, la vague qui lèvera les flottes ou les engloutira. Sous Oprofonde, la cité des Mille Fontaines d’Edmond, j’ai découvert une chose effrayante. C’est à la fois un trésor, mon secret et ma fracture. Derrière la Porte scellée respirent un pouvoir protégé par  les Kreuls. Ces créatures sont celles d’avant l’aube, celles dont un seul soupir ferait tarir la source du Teish, se fendre les murailles de Caryl et se taire les cloches de tout le Rexcan.
Mon amour a voulu s’en emparer.
Alors, il m’a fallu créer de nouvelles armes, de nouveaux outils. Ce jour-là, je déposai ma couronne et mon honneur comme on dépose les armes. Laissant à d’autres familles le poids du règne car il me fallait soulever une œuvre plus lourde que l’Empire, plus patiente que les dynasties. J’érigeais une cathédrale de verrous, je composais chant d’obligations, je dédiais ma vie au silence.

Mais aussi, alors que marié à Pirëlth, je me laissais charmer par une famille de noble de Téeh, pour avoir une descendance honorable prête à remonter sur le trône, si besoin.

Je ne fus pas seul. Zebrùn, sage entre les sages, s’assit face à moi et me montra le monde comme une harpe couchée : chaque corde, un plan ; chaque nœud, un passage ; chaque résonance, un danger. Il me fit entendre que cette cage n’était pas une fin en soi, mais une clef retournée contre la paume du monde. Il me fit admettre qu’on ne l’oppose pas, qu’il n’est pas utile de la comprendre, de l’ouvrir, ou de la détruire. Je sus comment l’accorder.

Lamanil de Turin, maître des matières, coula mes visions dans le grain du métal, dans la ligne des pierres, dans l’épaisseur des ombres. À Zebrùn, je dus l’oreille ; à Lamanil, la main. À nous, il revint d’offrir le sang et la volonté.

Nous érigeâmes d’abord le Sentier des Pirates, première nef de ma cathédrale. Dix capitaines, fléaux sur la mer des Griffes et dans les courants du Rexcan, furent tirés de leur retraite légendaire pour devenir nos protecteurs Je vous remercie éternellement, Délice l’Écarlate, Karn le Chacal, la Reine-Sangsue, Hargoth Cinq-Doigts, Veyla la Sirène de Sel, Brastel barberousse, Mornak Sans-Larme, Yserin la Courbé, Paltros des sables et Eldra le Noirâtre. Je ne vous haïssais pas car je vous savais grands. Je libérai leurs âmes de leur ronde, non pour les punir, mais pour les convoquer en gardiens.

De ce pacte naquit l’Anneau des Dix Pirates, cercle d’or noirci où dansent les noms et les vents. Porte-le, et la Danse se plie à ton geste? Oublie-le, et la Danse te broie. Sache pourtant que toute direction ordonnée à des spectres finit par encercler. Plus tu les mèneras, plus ils t’attendront. Ainsi va l’autorité, qui ressemble à la houle : elle porte, mais elle reprend. Celui qui mènera la danse, le fera pour tous ceux qui suivront ses pas.

La ronde n’était que la première logique. La seconde devait être une mémoire. J’ai demandé au continent son pain de gloire : non de l’or, mais des reliques d’altruisme. De tous les plans, ils furent accueillis par la grande gardienne Vylmirianne et réuni en le Shap Shapa : un chapelet d’ivoire brisé, mais qui n’a rien perdu de sa lumière. Ce n’est pas une malédiction, c’est un consentement. Ce n’est pas une arme, c’est un vœu.

La mémoire, toutefois, doit changer d’état pour devenir efficace. J’allai trouver Razal, prince forgeron, dont les marteaux sculptèrent nos statues d’acier à Caryl. Il façonna le réceptacle capable d’accueillir l’innocence sans la profaner. Aucun métal n’y chante faux, aucune pierre n’y ment. Resta la pression, le geste qui brise pour libérer. On me parla d’une croix venue avant nos calendriers, de bois doré et d’opale noire, capable de contraindre la matière à sa signification véritable. Je la cherchai, je la perdis, et la rachetai. Posée sur le Shap Shapa, elle saura le réduire en poussière sainte : farine de courage, cendre claire d’altruisme.

Avec cette poudre, il faut écrire. Car le monde s’ouvre et se ferme par l’écriture : contrats, serments, partitions, sceaux. Zebrùn me transmit des runes qui ne sont pas des menaces mais des définitions. On les pose l’une après l’autre autour du Portail, à la manière d’un jardinier qui plante des arbres contre le vent. Cette pensée me rappelle nos discussions avec Eskeinzern…. Les runes sont le signe de la garde qui dévie le péril; le signe de la main qui transforme le cri en murmure ; le signe du seuil qui dit au dehors qu’il lui faut entrer et au dedans qu’il est hors de danger ; le signe du pont qui n’autorise que ceux qui portent leur fardeau ; et d’autres encore, que nommer ici serait les affaiblir. Ces runes ne sont pas invincibles ; elles sont humaines et fragiles, non comme la main qui les trace. Mais elles suffisent, comme les digues suffisent jusqu’à la prochaine crue.

Vient alors l’instant du feu. Nul portail n’est sensible aux signes d’effrois. Il lui faut un auditeur courageux, un juge au cœur qui brûle. Devant la Porte des Kreuls, nous avons élevé une cuve de basalte où se repose cet être du commencement, la flamme traitresse, mémoire des premières étincelles de la magie. Il est libre car on ne forge pas de chaînes pour la braise.

Lorsque le cercle des runes est tracé, il faut jeter au cœur de sa coupe la poussière des restes du Shap Shapa. Alors la flamme renait et la vérité éclate. Elle flamboie droite, sans fumée, pour calciner d’abord le mensonge du porteur, puis ses hésitations, et l’orgueil qui abîme les œuvres pures. S’il demeure une intention nette, une offrande sans faille, alors le feu ouvre les yeux, consent à entendre, et accompagne.

Mais il faut se parer des armes des rois. La porte n’est seulement le passage, c’est l’acceptation du duel. C’est pourquoi, je fis forger l’Épée du Sacre pour le premier empereur. Je ne la voulus ni brillante ni cruelle, simplement juste. Je ne la confiai pas à mes maréchaux, ni à mes prêtres, mais à ma lignée, parce que je voulais que mon sang apprenne à payer ses choix.

Quiconque descend sous Oprofonde doit pouvoir être reconnu comme l’un de mes descendants, non pour régner, mais pour s’offrir. Que la première goutte qu’elle verse soit la sienne, si le monde l’exige : ainsi parlera-t-il vrai devant la flamme.

Je me questionne.  Pourquoi toute cette beauté, toute cette peine, toute cette logique ? Parce que le monde est une musique et qu’on ne répond pas à une dissonance par un cri, mais par une harmonie plus vaste, plus intense et plus heureuse.

Avec la Danse des Dix pirates j’ai lié les vents à leur propre mémoire. L’Anneau n’asservit pas, il ordonne ; le Shap Shapa n’insulte pas les morts, il les convoque ; la Croix n’écrase pas, elle transfigure ; le Mortier ne broie pas, il libère ; les runes n’enserrent pas, elles définissent ; la flamme ne garde pas, elle guide ; l’Épée ne conquiert pas, elle justifie. Ce n’est pas un piège, c’est une mise en garde.

Je vois déjà les objections des prudents et les ricanements des habiles. On dira : « À quoi servent des runes qui ne retiennent pas ? » On dira : « À quoi bon préserver un danger qui peut être écarté ? ».  D’autres maudiront tant de gâchis: « Pourquoi la poussière de nos héros ? »

Parce que nous ne sommes pas qualifiés pour nous absoudre nous-mêmes, qu’aucun sort ne vaut le consentement des morts et que le plus grand des dangers nous préserve parfois du suivant.

Si malgré tout, tu veux entrer, muni toi du Veritas compendium.

Un jour, peut-être, viendra un descendant du sang Ultokar, portant l’Épée du Sacré non comme un droit, mais comme une question. Il descendra les degrés taillés par Lamanil, passera la Danse en guidant le cercle sans s’y prendre, déposera au Mortier la poignée d’ivoire clair, pressera la Croix sur la poudre qui luit, écrira le monde autour de la Porte, et nourrira le Mahamets. Alors la flamme lui répondra.

Si elle refuse, accepte.

Si elle avance, avance pour nous tous. Car rien n’est pire qu’un seuil franchi pour soi.

Voilà mon œuvre. J’en ai souri et j’en ai pleuré. Je sais que je suis fou. N’en suis-je pas plus sage ? Il faut bien des mots pour rassurer ceux qui n’ont pas descendu ces marches. Qu’ils me condamnent, j’ai déjà été jugé par la flamme. L’Empire passera, la Canédie changera d’humeurs, Oprofonde rira et pleurera d’autres guerres ; mais tant que quelqu’un, quelque part, se souviendra que l’héroïsme peut sauver ce monde, mon testament lui servira.

Si tu tiens ces pages, ne les juge pas. Écoute ! La vérité n’est pas un vitrail, c’est une source. La logique n’est pas une chaîne, c’est un chemin. Qu’il te mène avec douceur vers ma folie, jusqu’au seuil. Et qu’au moment d’avancer, ta voie soit celle de tous.

Mon règne s’est achevé avant de commencer. J’ai accompli mon œuvre. Je suis Arkeldan Ultokar, premier empereur Ultokar du Rexcan, geôlier des Kreuls. J’ai bâti non pour régner, mais pour retarder l’abîme… Le temps que naisse un courage suffisant. Si tu es celui-là, les fleuves te ramèneront vers la lumière.

Empereur Arkeldan

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